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ELISABETH VIAIN
Agrégée de Lettres Modernes et Docteur en Littérature Comparée

LE SOLO THÉÂTRE :
une pratique
artistique égalitaire

16/01/2023
Le Solo Théâtre est une forme théâtrale spécifique imaginée par la production artistique Les Livreurs (1) et qui consiste, pour un seul interprète, à interpréter tous les rôles d’une pièce. L’interprète est généralement debout, face au public, n’engageant que sa voix, son visage et éventuellement le haut de son corps. Économe en moyens, puisqu’il ne requiert qu’un artiste dépourvu d’accessoires, le Solo Théâtre présente aussi l’intérêt de ne pas figer la correspondance entre le genre de l’interprète et celui des personnages, puisqu’un même interprète endossera aussi bien les rôles d’hommes que de femmes.

En ce sens, il semble que le Solo Théâtre puisse être défini comme un spectacle non genré, quels que soient les textes investis et leur rapport aux stéréotypes de genre. Mais l’on verra que la notion d’absence de genre assigné peut être prise dans une acceptation beaucoup plus vaste, englobant les questions d’apparence ou d’âge.

Le principe de non-correspondance entre le genre d’un interprète et celui des personnages répond à une problématique aujourd’hui récurrente dans le monde du théâtre, à savoir le faible nombre de rôles féminins, a fortiori de rôles importants, disponibles pour les comédiennes, en particulier dans le théâtre classique. En proposant à l’interprète d’endosser n’importe quel rôle, d’homme ou de femme, le Solo Théâtre résout tout naturellement le déséquilibre entre le masculin et le féminin qui marque les scènes théâtrales. Cependant, le concept du Solo Théâtre, pour nouveau qu’il soit, s’inscrit dans une espèce de filiation, dans la mesure où l’histoire du théâtre est marquée par un rapport fluctuant entre le genre des personnages et celui des acteurs. Le Solo Théâtre apparaît en fait comme une pratique à la fois nouvelle et issue de tout un réseau de traditions, contraintes ou expérimentations (le travestissement, l’« emploi », la restriction du nombre d’acteurs…) qu’il se réapproprie, pour les faire servir à la liberté de l’interprète. 
Les Livreurs en Solo Théâtre

QUELS RÔLES POUR LES FEMMES ? 

Des rôles classiques surtout pour les hommes
« Il y a beaucoup plus de rôles d'hommes dans le théâtre... et ils ont beaucoup plus de texte à dire. » C’est le constat que dresse Agathe Sanjuan, conservatrice-archiviste des quelque trois mille pièces du répertoire de la Comédie-Française et que Philippe Chevilley interroge pour un long article publié à ce sujet en 2016 (2).

Le théâtre mettrait donc majoritairement en scène des hommes, bien que le spectateur puisse ne pas avoir conscience de ce déséquilibre, masqué par l’existence de grands rôles féminins (dont certains pour le moins ambivalents) : Médée, Lady Macbeth, La Célestine, Phèdre, Bérénice, Célimène, Agnès, Antigone… Tous les gens de théâtre avec lesquels Chevilley s’entretient renchérissent : les comédiennes de la Comédie-Française Françoise Gillard (« Il y a moins d’héroïnes que de héros ») ou Elsa Lepoivre (« Dans une pièce, pour deux ou trois beaux rôles de femmes, il y en a souvent cinq ou six pour les hommes. ») ; Brigitte Jaques-Wajeman, metteur/euse en scène (« le répertoire offre moins de travail pour les actrices que pour les acteurs »). Éric Ruf, administrateur de la Comédie-Française depuis 2014, ne dit pas autre chose dans l’interview qu’il accorde au journal Le Monde au printemps 2017 : « il y a plus de rôles pour les garçons dans le répertoire » ; il ajoute que sa troupe compte un gros tiers de femmes, ce qui serait « déjà très généreux (…) au regard du répertoire qui comprend une grande majorité de rôles masculins (3). » 

Or, cette infériorité numérique des rôles féminins au théâtre se trouve encore accentuée, selon Ruf, par la supériorité numérique des actrices en herbe : « au Conservatoire, les filles sont plus nombreuses, et l’on se retrouve à être un peu moins exigeant avec les garçons parce qu’il faut faire des promotions paritaires (4). »  Il y aurait donc un double désavantage pour les femmes au théâtre, à la fois plus nombreuses que leurs congénères masculins et pourtant moins bien pourvues en nombre de rôles. 

Un répertoire contemporain plus paritaire
Notons cependant qu’il s’agit du théâtre dit de répertoire, c’est-à-dire de l’ensemble des pièces jouées par un théâtre ou une compagnie au fil du temps, ici par la Comédie-Française, soit un patrimoine majoritairement composé de pièces classiques et antérieures au milieu XXe s. Dans le théâtre d’aujourd’hui, notamment de la deuxième moitié du XXe siècle et plus encore dans celui du XXIe siècle, il y a plus de parité dans les rôles, qui sont presque aussi nombreux pour les femmes que pour les hommes. C’est ce dont traite le numéro 11 de la revue du Théâtre de la Colline, OutreScène, intitulé « Contemporaines ? Rôles féminins dans le théâtre d’aujourd’hui (5) ». Le propre du répertoire contemporain est néanmoins qu’il ne propose souvent plus réellement de héros ou d’héroïnes : une forme chorale est privilégiée, avec une théorie de personnages d’importance équivalente ; parfois, l’identité des personnages est brouillée (pas d’indication de genre (6)) ou essentialisée (H1, H2 (7) ; Le Premier Homme, Le Deuxième Homme, La Femme (8) …), si bien qu’il devient difficile de parler de rôles masculins ou féminins. Non seulement parce que ces pièces ne mettent pas en avant le genre féminin ou le genre masculin comme caractéristique importante des personnages, mais encore parce qu’elles n’offrent pas vraiment de « grand rôle » susceptible d’attirer l’attention sur une comédienne.

Nous voyons déjà combien, en ce sens, un genre théâtral qui permet aux interprètes de s’approprier l’ensemble des rôles, masculins ou féminins, du répertoire classique peut apparaître comme un miraculeux remède à la pénurie de rôles féminins consistants. Mais le fait de ne pas chercher à respecter l’adéquation entre le genre du personnage et celui de l’interprète, comme le fait le Solo Théâtre, n’est pas vraiment en rupture avec l’histoire du théâtre, puisqu’il trouve un précédent dans la pratique du travestissement.  

LA CONFUSION DES GENRES

Se travestir pour pallier l’absence d’hommes ou de femmes
Dans les premiers temps de l’histoire du théâtre, on ne peut parler d’un problème de déséquilibre numérique entre rôles féminins et masculins au théâtre, car les femmes ne sont bien souvent pas présentes sur scène et ne réclament donc pas d’avoir davantage de rôles à endosser. Le travestissement vient en fait plutôt pallier la carence en comédiennes.

L’interprétation des rôles de femmes par des hommes est donc une pratique qui remonte à la naissance du théâtre, puisqu’elle est la règle dans le théâtre antique (les femmes n’apparaissant sur scène que dans certaines catégories théâtrales du théâtre romain, comme le mime (9)) et dans le théâtre élisabéthain (qui n’autorise pas les femmes à monter sur scène (10), interdit qui perdure jusque vers le milieu du XVIIe siècle (11)). La présence de femmes sur les scènes françaises, même si elle se rencontrait auparavant, est officiellement adoubée par Catherine de Médicis à la fin du XVIe siècle, lorsqu’en 1577 elle invite une troupe de commedia dell’arte à prendre possession de l’Hôtel du Petit-Bourbon (12) ; or, chez les Comédiens-Italiens, les rôles féminins sont systématiquement interprétés par des femmes. On continue néanmoins à trouver des travestissements d’hommes en femmes jusqu’au milieu du XVIIe siècle dans la comédie, où un rôle féminin pittoresque est parfois endossé par un homme pour accentuer la caricature (la Madame Pernelle du Tartuffe est un rôle souvent travesti (13)). Le travestissement pouvait également perdurer comme une règle générale dans certains contextes, par exemple dans le contexte scolaire. Dans les collèges tenus par les Jésuites, le théâtre était en effet considéré comme un excellent outil éducatif et, en l’absence de présences féminines, l’ensemble des rôles d’une pièce était évidemment endossé par de jeunes garçons, y compris pour l’Athalie (1691) de Racine, aux nombreux personnages féminins (14) – puisque cette pièce fut créée, tout comme Esther (1689), pour les jeunes filles pensionnaires de la Maison royale de Saint-Louis à Saint-Cyr (15). En effet, le travestissement des collégiens éduqués par les Jésuites avait pour corollaire celui des jeunes filles pensionnaires de Madame de Maintenon, car celle-ci se réclamait du type d’éducation prôné par les Jésuites et souhaitait offrir à ses demoiselles la possibilité d’interpréter de grandes pièces, quel que fût le genre des rôles à jouer. Lorsque le métier de comédienne s’est déjà largement institutionnalisé, l’on rencontre d’autres cas de travestissements de femmes en hommes, mais c’est alors parce que l’intrigue le requiert, comme dans Le Prince Travesti (1724) ou La Fausse Suivante (1724) de Marivaux. Le déguisement est alors bien plus lisible que ne devaient l’être les travestissements requis par les intrigues shakespeariennes, tel celui de Viola/Césario dans La Nuit des Rois (1602), lorsqu’un adolescent jouait une femme censément déguisée en jeune homme.  

Se travestir pour interpréter différemment
L’on rencontre cependant également des travestissements de femmes en hommes qui sont censés répondre à une carence supposée de tout jeunes acteurs suffisamment talentueux ; il est à cet égard courant qu’un adolescent soit interprété par une femme, ainsi du rôle de Chérubin chez Beaumarchais : « ce rôle ne peut être joué, comme il l’a été, que par une jeune et très jolie femme, nous n’avons point à nos théâtres de très jeune homme assez formé pour en bien sentir les finesses (16) », recommande l’auteur dans le paratexte.

Or, c’est précisément cet argument que reprendra plus tard, au XIXe s., Sarah Bernhardt, en parallèle avec l’argument du manque de rôles (notamment de grands rôles) féminins. D’une part, elle déclare que « Les rôles d’hommes sont en général plus intellectuels que les rôles de femmes. (…) Toujours au théâtre, la part faite aux hommes est la plus belle. (17) » Et d’autre part, elle estime que certains rôles masculins du répertoire classique, comme celui d’Hamlet, vont mieux aux femmes : « Ces tragédiens me semblaient en trop belle santé, en muscles trop solides pour exprimer tant d’insomnies désespérées, tant de combats intérieurs. (…) Il faut que l’artiste soit dépouillé de virilité. (…) C’est pourquoi je prétends que ces rôles gagneront toujours à être joués par des femmes intellectuelles qui seules peuvent conserver leur caractère d’êtres insexués, et leur parfum de mystère. (18) » Sarah Bernhard va alors récupérer la pratique du travestissement comme une solution à la fois provocante et traditionnelle, jouant Hamlet, l’Aiglon, Lorenzaccio, Pelléas.

Offrir aux acteurs et aux actrices d’endosser indifféremment les plus grands rôles féminins ou masculins du répertoire théâtral met donc fin à l’éventuelle frustration des interprètes, tout en répondant au besoin de renouveler l’interprétation d’un rôle. Éric Ruf est de cet avis lorsqu’il évoque l’interprétation de Gennaro dans Lucrèce Borgia (19) par une des actrices de sa troupe : « Pour jouer l’adolescence chez Victor Hugo, qui est toujours tétanisée, stupéfaite, on a tendance à y mettre du muscle quand on est un homme – d’ailleurs j’étais un jeune premier un peu musculeux. Suliane, elle, n’est pas encombrée par sa masculinité. Je lui ai entendu des accents de stupéfaction qu’un bonhomme ne pourrait pas avoir… (20) ». C’est donc ce double motif, carence en grands rôles et désir d’interpréter autrement, qui explique que la pratique du travestissement soit de plus en plus courante aujourd’hui, un certain nombre d’actrices interprétant des rôles conçus pour des acteurs : le Roi Lear (21), le fou du Roi Lear (22), Matti dans Maître Puntila et son valet Matti de Brecht (23), le Revizor chez Gogol (24)… Le travestissement se rencontre aussi dans l’autre sens, un acteur pouvant interpréter un grand rôle féminin, ainsi de Guillaume Galienne incarnant Lucrèce Borgia dans la mise en scène de Denis Podalydès pour la Comédie-Française.

Que les lignes bougent à nouveau un peu dans la correspondance entre genre des interprètes et genre des rôles rend d’autant plus actuel le Solo Théâtre, qui pousse jusqu’au bout ce principe en le rendant en quelque sorte plus naturel, puisque l’inadéquation des genres y est la règle plutôt qu’une exception pointée par la critique comme un phénomène.   

L'INTERPRÈTE POLYVALENT

L’acteur antique jouait plusieurs personnages
Si l’interprète du Solo Théâtre n’a pas besoin d’avoir un genre spécifique, en relation avec un personnage, ni de passer par un travestissement au sens strict, c’est bien sûr parce qu’il interprète plusieurs rôles, à savoir tous ceux, masculins et féminins, qu’affiche la distribution d’une pièce.

Or, on ne peut s’empêcher de voir dans cette multiplicité des rôles endossés par un même interprète un écho au théâtre tel qu’il se pratiquait dans l’Antiquité grecque : « À l’origine, les tragédies n’étaient interprétées que par un seul acteur, le poète, qui était aussi compositeur musical, chorégraphe et metteur en scène de la pièce, c’est-à-dire son créateur unique. Nous n’avons aucune tragédie appartenant à cette première étape. (25) » Certes, l’acteur antique interprétait les différents personnages d’une pièce scène par scène, sans les faire dialoguer, mais il y avait tout de même à l’œuvre un principe de polyphonie de l’interprète, capable de donner à entendre plusieurs voix, de donner à voir plusieurs personnages (aidé par les masques et costumes qui codifient les rôles). Historiquement, un deuxième interprète fut ensuite ajouté à la distribution des pièces, innovation que l’on devrait à Eschyle (dans Les Perses, Les Sept contre Thèbes et Les Suppliantes) ; quelques décennies plus tard, sans doute avec Sophocle, un troisième acteur fit son apparition, complétant la composition de la scène – « Les Grecs antiques n’ayant jamais connu un théâtre qui reposait sur une correspondance entre le nombre d’acteurs et le nombre de personnages, ni qui mettait en jeu plus de trois acteurs (26) ». Une hypothèse intéressante a été formulée au sujet de cette restriction à trois acteurs, outre l’hypothèse économique : « Un des intérêts du spectacle tragique résidait sans doute dans cette différence entre le nombre des personnages et celui des acteurs, différence qui demandait de la souplesse de la part des interprètes et de l’habileté dramaturgique de la part du poète. L’ajout d’acteurs supplémentaires aurait rendu ces arrangements plus faciles. Mais voulait-on qu’ils deviennent plus faciles ? (27) » Voilà qui rejoint encore une fois le concept du Solo Théâtre, fondé sur une exigence d’expansion des capacités d’interprétation de l’artiste, dont la virtuosité est une partie corollaire du spectacle : si trois acteurs grecs pouvaient aller jusqu’à interpréter onze personnages (dans Les Phéniciennes d’Euripide), l’interprète du Solo Théâtre se charge d’endosser à lui seul cette douzaine de personnages – ou plus.

Mais surtout – et c’est là que nous revenons à la question du genre –, l’interprète du théâtre grec comme celui du Solo Théâtre doivent glisser fluidement d’un genre à un autre, du masculin au féminin. Ainsi dans les « Trachiniennes de Sophocle, où le protagoniste jouait sans doute Héraclès dans l’exode et sa femme Déjanire pendant le reste de la pièce (…) l’énorme écart entre le caractère du mari et la femme fait un effet de contraste remarquable, qui permet au protagoniste de faire valoir ses talents. (28) » Pour l’interprète du Solo Théâtre pas plus que pour celui de la tragédie grecque le genre masculin ne l’emporte sur le genre féminin ; le travail sur la mise en contraste des personnages entre eux évite par ailleurs le déploiement narcissique d’un rôle-titre coupé des autres rôles. C’est à l’interprète d’équilibrer le poids des différents personnages les uns par rapport aux autres.  

L’interprète metteur en scène
Car le Solo Théâtre, parce qu’il consiste à assumer tous les rôles d’une pièce, suppose que l’artiste décide seul de la « direction d’acteurs », c’est-à-dire de la manière d’interpréter les différents personnages. Cette liberté totale laissée à l’interprète revient en fait à investir celui-ci du rôle de metteur en scène et remédie donc discrètement à l’autre déséquilibre lié au genre observable dans le monde théâtral, à savoir la faible place des femmes dans la mise en scène.

Dans les années 1970, quelques grandes figures de femmes metteurs en scène ont émergé, Ariane Mnouchkine, Macha Makeïeff ou Brigitte Jaques-Wajeman, mais, en 2006, le rapport Reine Prat, qui aura un gros retentissement dans le monde du théâtre, montre que 78% des mises en scène sont réalisées par des hommes (29). Une des explications avancées quant à ce déséquilibre est que, dans le domaine de la mise en scène, les artistes hommes feraient davantage confiance au théâtre subventionné et administré, tandis que les artistes femmes privilégieraient des voies plus indépendantes, mais sont aussi plus ardues, qui leur permettent de monter des textes plus introspectifs ou plus militants (30). Depuis quelques années, une nouvelle génération d’artistes femmes s’est certes imposée dans le paysage de la mise en scène en France, dont, par exemple, les dix femmes recensées par Philippe Chevilley : Pauline Bureau, Julie Deliquet, Maëlle Poésy, Célie Pauthe, Julie Duclos, Pauline Bayle, Séverine Chavrier, Jeanne Candel, Nathalie Béasse, Caroline Guiela N’Guyen (31). La relative médiatisation de ces nouvelles figures pourrait donner à croire que le déséquilibre entre masculin et féminin est en passe d’être réglé, mais Chevilley rappelle que : « le secteur est encore loin d’atteindre la parité : selon une enquête publiée tout récemment par le Syndeac (syndicat des entreprises artistiques et culturelles qui regroupe les théâtres publics) auprès de plus de 300 établissements, les spectacles mis en scène par des femmes représentent seulement 35% de la programmation. (32) »

Sans prétendre concurrencer la jeune garde montante des metteurs en scène, le Solo Théâtre participe à sa façon au mouvement de rééquilibrage qui se produit lentement dans le monde théâtral ; offrant à l’interprète la possibilité de penser une pièce dans son ensemble – la progression de l’intrigue, la trajectoire de chaque personnage, les relations mutuelles de tous les personnages et même une forme de spatialisation des corps imaginaires –, le Solo Théâtre libéralise la fonction de metteur en scène, qui cesse de facto d’être un domaine majoritairement investi par les hommes. Car ce type de spectacle ne requiert pas plus d’être femme que d’être homme, mais s’accommode aussi bien du genre féminin que du masculin. En vérité, si l’interprète de Solo Théâtre peut être homme ou femme, c’est qu’il peut être absolument divers sur le plan physique (genre, taille, corpulence, voix…), dès lors qu’il peut trouver en lui autant de personnages que requis par la pièce.  

Pas de « physique de l’emploi »
En outre, en mettant à disposition des hommes comme des femmes la fonction de metteur en scène, le Solo Théâtre charge l’interprète de décider des éventuels traits stéréotypiques des personnages, indépendamment de son propre physique. L’interprète du Solo Théâtre n’intervient pas en tant qu’incarnation exacte et spécifique d’un personnage, mais en tant que corps-instrument, qui prête son visage et sa voix à la circulation visible et audible des affects, sans rien dire du physique d’un personnage, qui se trouve pourtant évoqué de façon sensible pour susciter et nourrir l’imagination des spectateurs.

C’est-à-dire que le Solo Théâtre ne résout pas seulement la question de la quantité de rôles et de l’importance des rôles proposés aux femmes, mais encore tout simplement celle de la sélection des acteurs par le physique : il n’est plus demandé à l’interprète – notamment féminine – d’avoir le « physique de l’emploi ». Néanmoins, le Solo Théâtre récupère certains effets de l’ancien système des « emplois », sans pour autant le réhabiliter dans son ensemble. La notion d’emploi désigne l’« ensemble des rôles d’une même catégorie exigeant un physique, une voix, un jeu particuliers (33) » ; depuis le XVIIe siècle (34), mais de façon plus systématique au XIXe siècle, un acteur ou une actrice étaient en effet associés à un seul type de rôle, à l’existence prédéfinie (la Jeune Première, la Grande Coquette, le Barbon, le Confident, le Valet…). Cela réduisait certes le spectre des possibles sur le plan de la variété des personnages, mais cela l’ouvrait par ailleurs sur le plan de l’âge : « À l’époque classique, le mot “emploi” signifie pour un comédien qu’il “possède la totale diction d’un rôle”. Aussi l’âge importe-t-il peu. (…) Mlle de Brie (1630-1706), la créatrice du rôle d’Agnès dans L’École des femmes de Molière, interprétait toujours le rôle à soixante ans. L’acteur Baron (1653-1729), après une retraite d’une quinzaine d’années, reparut sur scène dans un rôle d’enfant ; il avait plus de soixante-dix ans. (35) » Un exemple plus fameux pour nous est peut-être celui de Sarah Bernhardt, qui interpréta notamment, en 1904, à 60 ans, le rôle de Pelléas face à Mrs. Patrick Campbell, âgée de 39 ans, en Mélisande (36). Or, la quasi-disparition du système des emplois au cours de la deuxième moitié du XXe s. a eu pour conséquence paradoxale une rigidification de l’adéquation des âges aux rôles, avec, par ricochet, une péremption de l’interprète relativement à un rôle donné ; péremption qui touche en particulier les femmes, au théâtre (37) comme au cinéma (38). Or, le Solo Théâtre renoue avec une appréhension extrêmement souple du rapport entre âge du personnage, féminin ou masculin et âge de l’interprète, femme ou homme. L’âge du personnage peut exister, mais ce n’est pas celui de l’interprète ou seulement par hasard : cet âge surgit à chaque représentation comme une cocréation, imprévisible, de l’interprète et du spectateur.  

AU SERVICE DU TEXTE

Porteur d’une ambition bien éloignée de celle du Solo Théâtre, le spectacle de stand-up répond subsidiairement à un besoin similaire de non-délimitation du genre de l’interprète, qui est en effet seul en scène pour donner vie à de multiples avatars ; Florence Foresti raconte quelle révélation fut, pour elle, la découverte des spectacles de Muriel Robin : « Ce n’était pas genré, ce n’était pas des sketches de fille : elle pouvait être un homme, une femme, une enfant, une vieille dame. (39) » Cependant, l’espèce de culte de la personnalité – nécessaire sur le plan pragmatique – qui entoure l’humoriste empêche que son identité réelle ne s’efface au profit de ses créatures verbales. Si le spectateur peut, dans le Solo Théâtre plus encore que dans d’autres genres spectaculaires, être le cocréateur du spectacle, c’est en effet parce que cette forme théâtrale sollicite et alimente en priorité l’imagination. Le genre des personnages, leur âge et leur apparence sont le fruit à la fois des techniques vocales, des affects exprimés, voire des mimiques de l’interprète – et de leur réception par le spectateur, qui déchiffre ces signaux à sa façon unique et subjective. Un personnage qui, pour tel spectateur, a été entendu et compris comme une femme mince d’une soixantaine d’années est, pour tel autre, une robuste jeune fille de vingt ans – quand, en outre, une interrogation sur le genre du personnage ne s’introduit pas aussi, à la faveur d’un texte imprécis…

Le genre, l’âge ou l’apparence (corpulence, couleur…) de l’interprète jouent inévitablement un rôle dans la réception du spectacle, mais sans qu’aucun de ces paramètres ne conditionne la justesse de l’interprétation : un homme de trente ans peut aussi bien qu’une femme de soixante-dix ans interpréter telle pièce de Molière. La féminité ou la masculinité des personnages existe alors plus facilement encore que lorsqu’un adolescent impubère jouait Juliette ou Ophélie, qu’une pensionnaire de Saint-Cyr incarnait Assuérus, que Baron faisait l’enfant, Sarah Bernhardt Pelléas ou Guillaume Galienne Lucrèce Borgia. Car, dans ces divers travestissements, l’acteur est mis en avant dans sa corporalité, tandis que le corps de l’interprète de Solo Théâtre s’efface autant que possible pour n’être plus qu’un instrument. Il sert avant tout le texte théâtral, le mettant en quelque sorte en musique, afin que les images surgissent dans l’esprit du spectateur presque directement depuis la partition du texte, juste porté par les variations d’une voix.

C’est dans cette logique que les interprètes de Solo Théâtre choisissent de ne pas être nommés, c’est-à-dire de ne pas communiquer le nom de celui ou de celle qui interprète une pièce donnée – même s’il est loisible aux spectateurs de connaître ou reconnaître par ailleurs l’identité des artistes. Ce choix peut, au premier abord, paraître injuste au public, frustré dans son désir de savoir qui il vient applaudir (ou huer !), soucieux de rendre un hommage ad personam. Cependant, pour reprendre la métaphore musicale, il faut moins voir l’interprète de Solo Théâtre comme un musicien soliste renommé que comme un orchestre – homme/femme-orchestre –, masse anonyme et puissante. Pour mieux être tous – porter la multiplicité des voix, des noms et des corps de ses personnages –, l’interprète cesse, au moment où il donne vie au texte, d’être un individu unique et précis. N’ayant pas à incarner un personnage, mais à convoquer des êtres invisibles, l’interprète a intérêt à ne pas être associé à ses interprétations passées ou à son individualité réelle et sociale : il préfère être vierge de toute projection, parce que, comme dit Mallarmé, « L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots (40) ». Se dépouillant momentanément de son nom, l’interprète augmente la liberté du spectateur en faisant place nette pour l’imagination de celui-ci. Afin que, de même que le poète disant « une fleur » en fait naître une qui est « absente de tous bouquets (41) », qui n’existe pas dans le réel, de même l’interprète de Solo Théâtre n’ait qu’à parler pour que se meuvent des personnages « absents de toutes scènes », présents seulement dans l’esprit du public.

Aujourd’hui, certains spectacles cherchent à renouer avec la polyphonie de l’interprète et les possibilités que cela offre, en termes de pouvoir évocateur aussi bien que de parité professionnelle : dans la mise en scène de L’Étang de Robert Walser par Gisèle Vienne, créée au Théâtre des Amandiers à Nanterre en 2021, Adèle Haenel interprète le rôle principal, le petit Fritz, ainsi que tous les autres enfants de la pièce, tandis que sa comparse Ruth Vega Fernandez se charge de jouer tous les adultes. Cependant, la grande silhouette et les yeux bleus d’Adèle Haenel ne sont alors pas là pour s’effacer entièrement derrière la parole de Fritz, mais pour mimer quelque chose de l’adolescence, de sa beauté orageuse et inquiète. L’interprète du Solo Théâtre exploite ses propres caractéristiques physiques de façon moins évidente ; il s’agit, par la magie du verbe, de remodeler sans cesse la même pâte de visage et de voix, d’un personnage à l’autre, d’une réplique à l’autre, pour qu’une idée de personne vienne germer dans l’imagination du spectateur et s’y épanouisse, jusqu’à posséder toutes les caractéristiques d’un individu physique : homme ou femme, jeune ou vieux, mince ou opulent, court ou immense. 


— Elisabeth VIAIN
Agrégée de Lettres Modernes et Docteur en Littérature Comparée
SOURCES
(1) Voir « Les Livreurs » sur https://leslivreurs.com/
(2) Philippe Chevilley, « Théâtre : l’étoffe des héroïnes », Les Echos, 12 février 2016, https://www.lesechos.fr/2016/02/theatre-letoffe-des-heroines-1230454
(3) Clarisse Fabre et Fabienne Darge (propos recueillis par), « Éric Ruf : “Le mouvement pour l’égalité des sexes dans le théâtre est irréversible” », Le Monde, 11 mars 2017, https://www.lemonde.fr/scenes/article/2017/03/11/eric-ruf-le-mouvement-pour-l-egalite-des-sexes-dans-le-theatre-est-irreversible_5093076_1654999.html
(4) Ibid.
(5) Anjelica Liddell, Arne Lygre et alii, Contemporaines ? Rôles féminins dans le théâtre d’aujourd’hui, Revue OutreScène, no 11, 6 juin 2011, https://www.solitairesintempestifs.com/revues/2011-06/contemporaines-roles-feminins-dans-le-theatre-daujourdhui
(6) Noëlle Renaude, Des Tulipes, Montreuil, les éditions Théâtrales, 2005.
(7) Nathalie Sarraute, Pour un oui ou pour un non, Paris, Gallimard, 1982.
(8) Jean-Luc Lagarce, Histoire d’amour (repérages), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 1983.
(9) Ruth Webb, « Logiques du mime dans l’Antiquité Tardive », Pallas, no 71, 2006, p. 127-136.
(10) Claude Peltrault, « Les travestis de Shakespeare », Coulisses, no 8, 1993, p. 53-59, https://books.openedition.org/pur/80862?lang=fr et https://journals.openedition.org/coulisses/2607
(11) L’une des premières interprétations de Desdémone par une femme, en 1660, est annoncée au public, comme en témoigne un prologue d’Othello expliquant qu'une véritable femme, qui est un actrice et non une prostituée, va incarner Desdémone (voir la copie du manuscrit de la pièce, conservé à la British Library, https://francearchives.fr/file/52d81675d7c83d3ea8053268090b77642706cb98/Desdemone_BritishLibrary.jpg).
(12) Armand Baschet, Les comédiens italiens à la cour de France sous Charles IX, Henri III, Henri IV et Louis XIII : d’après les lettres royales, la correspondance originale des comédiens, les registres de la trésorerie de l'épargne et autres documents, Paris, Plon, 1882.
(13) Roger Pensom, « L’erreur d'Orgon », Poétique, vol. 140, no 4, 2004, p. 409-428.
(14) Pierre Peyronnet, « Le théâtre d’éducation des jésuites », revue Dix-Huitième Siècle, Année 1976, no 8, p. 107-120.
(15) Anne Piéjus, Le Théâtre des demoiselles : tragédie et musique à Saint-Cyr à la fin du Grand siècle, Paris, Société française de musicologie, 2000 et Jacques Prévot, La Première Institutrice de France : Madame de Maintenon, Paris, Belin, 1981.
(16) Caron de Beaumarchais, Œuvres choisies, Paris Didot, t. 2, 1812.
(17) Sarah Bernhardt, L’art du théâtre, Souvenirs de scène, Monaco, Sauret, 1993, p.135-140.
(18) Ibid.
(19) Suliane Brahim dans la mise en scène de Denis Podalydès en 2014.
(20) Clarisse Fabre et Fabienne Darge (propos recueillis par), « Eric Ruf : “Le mouvement pour l’égalité des sexes dans le théâtre est irréversible” », art. cit.
(21) Maria Casarès dans la mise en scène de Bernard Sobel en 1993 ; Glenda Jackson dans la mise en scène de Deborah Warner en 2016.
(22) Joué par Nora Krieff dans la mise en scène de Jean-François Sivadier en 2007 et par Clotilde Hesme dans la mise en scène de Ludovic Lagarde en 2013.
(23) Juliette Plumecoq-Mech a joué Mati dans la mise en scène d’Omar Porras en 2008.
(24) Juliette Plumecoq-Mech encore dans une mise en scène de Christophe Raucq en 2007.
(25)  Diomedes Gariazzo Lechini, « La distribution des rôles dans la tragédie athénienne », Agôn, no 7, 2015, https://journals.openedition.org/agon/3218#quotation
(26) Ibid.
(27) Ibid.
(28) Ibid.
(29) Reine Prat, « Pour l’égal accès des femmes et des hommes aux postes de responsabilité, aux lieux de décision, à la maîtrise de la représentation », Mission EgalitéS, Ministère de la Culture et de la Communication, Paris, 2006.
(30) Fabienne Barthélémy-Stern, « Les metteur-e-s en scène de théâtre : des trajectoires professionnelles différenciées, une même “communauté de destin ” », Sociétés, vol. 142, no 4, 2018, p. 93-110.
(31) Philippe Chevilley, « Ces dix femmes qui font la nouvelle génération du théâtre », Les Echos, 10 décembre 2021, https://www.lesechos.fr/weekend/spectacles-musique/ces-dix-femmes-qui-font-la-nouvelle-generation-du-theatre-1371424 ; voir aussi Emmanuelle Bouchez, « Au théâtre, les femmes font école », Télérama, 1er avril 2011, https://www.telerama.fr/scenes/les-filles-d-ariane,67204.php
(32) Ibid.
(33)  Agnès Pierron, Dictionnaire de la langue du théâtre, Paris, Le Robert, 2002, p. 201.
(34) Jean-Yves Vialleton, « Le théâtre classique et “l’âge du rôle” », Recherches & Travaux, no 86, 2015, https://journals.openedition.org/recherchestravaux/738#quotation
(35) Ibid., p. 202.
(36) « Drama in French in London; Mme Bernhardt and Mrs. Campbell Appear in the Chief Roles. », The New York Times, 2 juillet 1904, p. 7.
(37) Voir Ariane Martinez, « La vieillesse, ennemie ou alliée de l’acteur ? », Recherches & Travaux, no 86, 2015, https://journals.openedition.org/recherchestravaux/726#quotation.
(38) Pierre Breteau et Maxime Ferrer, « L’apogée de la carrière d’une actrice française dure en moyenne huit ans, contre vingt-huit pour les acteurs », Le Monde, 19 mai 2018, https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2018/05/19/l-apogee-de-la-carriere-d-une-actrice-francaise-dure-en-moyenne-huit-ans-contre-vingt-huit-pour-les-acteurs_5301525_4355770.html
(39) Sandrine Blanchard, « Florence Foresti : “Je n’ai pas peur de choquer” », Le Monde, 25 septembre 2022, https://www.lemonde.fr/culture/article/2022/09/25/florence-foresti-je-n-ai-pas-peur-de-choquer_6143075_3246.html
(40) Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », dans Divagations, Paris, Eugène Fasquelle, 1897, p. 235-251, ici p. 246.
(41) « Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli (…) musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. » (ibid., p. 251.)