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LICENCE
Lettres, Édition, Médias, Audiovisuel

DES LECTEURS SOUS LE
FEU DES PROJECTEURS

26/10/2021
 Avez-vous lu L’Anomalie ?
12 personnes voient leur vie bouleversée et se retrouvent face à elles-mêmes suite à un vol Paris-New York.
La soirée du 16 octobre, organisée par la production Les Livreurs nous a permis de (re)découvrir cette histoire. L’évènement était prévu avant que le dernier roman d’Hervé Le Tellier ne reçoive le Prix Goncourt, mais il a été repoussé à de nombreuses reprises par le confinement. Ce soir, l’équipe est donc un peu nerveuse mais heureuse de se retrouver après cette longue période d’inactivité.

Le cabaret Le Zèbre de Belleville (20e) a été aménagé pour l’occasion avec, près de l’entrée, un espace « vente des livres présentés et dédicaces » qui sera submergé pendant l’entracte. Au-dessus de la scène, impossible de manquer l’énorme zèbre qui fait des cabrioles. Un bar émerge de la foule de chaises disposées partout où cela est possible. Un balcon en « U » surplombe la salle face à la scène. À cet étage, on peut manger assis grâce au bar fixé à la rambarde et protégé du vide par quelques centimètres de vitre. Une fois le spectacle lancé, les petites bougies éparpillées sur les bars constituent la seule source tremblotante de lumière. Dans cette ambiance tamisée, le mobilier en bois et les épais rideaux tendus aux murs contribuent à créer une atmosphère confortable et chaleureuse.

Comme l’annonçait le programme, les premières lectures étaient tirées d'un ouvrage de contes traduit du portugais par Hervé le Tellier, Contes liquides de Jacques Vallet et Jaime Montestrela. Puis Les Livreurs ont lu en alternance des passages correspondants de L’Anomalie de Hervé Le Tellier et de L’Anomalie du train 006 de Pascal Fioretto. Le deuxième roman joue à imiter l’histoire et le style du premier. « Le pastiche est un art assez difficile que peu de gens pratiquent et rarement aussi bien que Pascal Fioretto. Lui, le fait de manière excellente », déclare Bernard Engel, qui est à la fois le directeur artistique des Livreurs, enseignant à la Sorbonne (ateliers La Sorbonne Sonore et Solo Théâtre), et artiste. Il avait trouvé complémentaire d’inviter quelqu’un d’autre et surtout de tourner en dérision un prix Goncourt. Des extraits d'un autre ouvrage de Hervé le Tellier, Moi et François Mitterrand ont été glissés en deuxième partie de soirée. Il s’agit d’une correspondance entre l'auteur et l’ancien président écrite avec humour.
La soirée a été ponctuée d’interviews et rythmée par le trombone à coulisse d’Eva Thicot (une ancienne élève de l’atelier La Sorbonne Sonore qui pratique en conservatoire depuis 15 ans). Un intermède exceptionnel est également proposé par le grand violoncelliste Xavier Phillips (ancien élève de Rostropovitch). Bernhard Engel a aussi eu de la chance. « C’est un ami de longue date avec qui j’ai fait des tournées. Il se trouve qu’il habite juste à côté, qu’il pouvait donner à manger à ses enfants et repartir après ! »

À la fin d’un passage de L’Anomalie du train 006, on tend le micro à Pascal Fioretto. Sur les conseils de son éditeur, il a relancé le genre du pastiche. L’élan autour de L’Anomalie lui a donné envie de s’y attaquer, mais pas sans l’accord d’Hervé Le Tellier qui lui a rédigé la préface en prime. Plus tard dans la soirée, l’auteur de L’Anomalie raconte que ce n’est pas sa première fois avec Les Livreurs dont il a plaisir à écouter les lectures même quand il n’est pas à l’honneur. L’écrivain nous parle, non sans malice, des avantages et des inconvénients du Goncourt : ses précédents livres ressortent mais il sait que le compte à rebours est lancé et que dans un an, tout s’arrêtera. 
Un vrai contact avec la littérature
À la fin de la soirée, Les Livreurs ne cachent pas leur joie. Ils ont reçu de nombreux éloges, « franchement, c’était une soirée réussie ! » Pourtant, lorsqu’ils ont commencé leurs activités en 1995, leur popularité n’était pas la même. « Faire de la lecture c’était un truc très ringard aux yeux des comédiens. Ils se moquaient de nous, ils avaient pitié, même. » Cela vient du fait qu’au théâtre, la lecture à voix haute est associée à une préparation plus qu’à un art. Le texte n’est lu à voix haute que lors des premières répétitions. « Puis les choses évoluent et il y a des gens qui se rendent compte que ce n’est pas si simple et que c’est très riche. »

Pour préparer une soirée comme celle-ci, Les Livreurs lisent simplement le livre et en extraient des passages. Simple en théorie mais dans la pratique, il faut savoir choisir un passage. « Le choisir, très souvent aussi le réduire, faire un montage pour qu’il soit efficace… Le but est de créer un texte qui se tient et de rester fidèle à l’auteur. On ne réécrit pas le texte, si le style est mauvais, tant pis. » En revanche, il leur arrive de corriger des fautes d’orthographe ! Ensuite, ils doivent trouver les bons lecteurs et la bonne répartition des textes dans la soirée en fonction des effets qu’ils produisent. Tout ce travail de préparation est finalement assez long.

La production Les Livreurs est composée de personnes venant de milieux variés : anciens élèves de La Sorbonne Sonore, avocat, orthophoniste, auteur de textes de doublage… Bernhard Engel, lui, fait d’abord le conservatoire d’art dramatique et les arts décoratifs. Mais le rôle de comédien ne lui convient plus. C’est par hasard qu’il trouve sa voie, en reprenant un cycle de lecture à voix haute dans un bistrot. « C’est une forme où on est obligé de prendre plus de choses en charge. On a un vrai contact avec la littérature. On la partage en faisant découvrir aux autres plein de textes, plein d’auteurs, et on s’enrichit soi-même dans ce domaine. » Tandis que le comédien joue comme s’il n’y avait personne dans la salle, le lecteur s’adresse directement au public. « Le lecteur est proche du musicien soliste. Contrairement au comédien, il ne vient pas sur scène comme personnage mais comme interprète et avec son instrument – son livre – il interprète le texte. » Et le spectateur oublie très vite son image car il voit d’autres images. Quand le texte est lu, dans la tête de chaque spectateur, il y a un film différent. « C’est un peu comme quand tu lis dans ton lit : d’abord tu vois ton livre, tu te dis que tu es en train de lire, et au bout d’un moment tu es parti ailleurs, tu es dans le livre. »

Une expérience unique
Les Livreurs ont un public « fidèle » qui les accompagnent dans toutes leurs activités et qui ne cesse de s’agrandir. Ma voisine de table entre dans cette catégorie que mon voisin rejoint aussi après ce soir. Habillés simplement mais élégamment, ils ont entre 70 et 75 ans. La première fois qu’elle rencontre Les Livreurs, c’est il y a 14 ans, en arrivant à Paris. Elle entend parler d’un « Bal à la Page » et si au départ, elle est attirée par la danse, elle est vite séduite par la lecture à voix haute. Depuis, elle ne rate pas une de leurs manifestations et a absolument tenu à lire L’Anomalie pour ce soir. L’expérience est sans conteste différente. « Quand j’ai entendu certains comédiens je me suis dit : mais je n’ai pas ris quand je l’ai lu et là je ris ! Ils apportent une dimension plus profonde au texte. » Elle lit dans sa tête, pour aller plus vite. Lui est depuis longtemps passé aux livres-audios. « Maintenant je suis sensible à l’association voix, lecteur et texte. » Bien qu’ils n’aient pas découvert L’Anomalie de la même manière, tous deux font le même constat : ils n’ont pas vu tout l’humour du livre. Ils en ont alors cherché les raisons. « Est-ce que c’est parce que c’est une deuxième lecture ? Ou alors est-ce que c’est leur talent, les émotions qu’ils font passer ? » Pour elle, cela vient beaucoup de la manière dont le texte est présenté. Elle a été particulièrement impressionnée par les changements de voix. Il suggère que « parce qu’on est tendu vers le côté fantastique, énigmatique, on y croit sérieusement et donc on passe totalement à côté du fait que, finalement, l’auteur s’amuse. Il y a aussi le fait d’écouter la lecture en groupe, on entend les autres donc on s’autorise à rire. Enfin, le cadre est important. « On a l’impression d’être au spectacle et en même temps d’assister à un moment privilégié. » me confient mes deux voisins en enfilant leurs manteaux. Une chose est sûre, ils se retrouveront pour la 12e édition du festival Livres en Tête qui aura lieu du 23 au 26 novembre à Paris, ainsi que le 4 décembre 2021 à Créteil. 

— Emma ISSENLOR
Étudiante en 3e année de Licence Lettres Édition Médias Audiovisuel à La Sorbonne