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LIBÉRATION

Lire à voix haute,
une forme de militantisme
en faveur de la décroissance 

27/11/2024
Est-ce que la lecture à voix haute se porte mieux en France ?

Pas impossible. Notre retard sur les pays anglo-saxons a été en partie comblé grâce à l’initiative de professionnels comme Les Livreurs qui militent joyeusement depuis 1998 pour cette pratique qu’ils ont déringardisée. Grâce aux dévoués bénévoles de Lire et faire lire qui travaillent sur le lien intergénérationnel. Grâce aussi à des associations comme les Petits Champions de la lecture, qui frétillent et nous étonnent depuis 2012. Grâce à la Grande Librairie, sur France 5, qui a pris le train en marche, mais qui a réussi à sauter dedans avec sa rubrique Si on lisait à voix haute

C’est bien, mais on est encore à la traîne derrière les pays anglo-saxons, derrière l’Allemagne par exemple qui peut s’enorgueillir de posséder le joli verbe vorlesen, littéralement « lire devant soi », de façon sonore donc, et non pas pour soi, en silence. Dans ce pays il y a une patience naturelle, ou plutôt culturelle, qui permet aux gens de tenir une heure sans bouger une oreille même quand la lecture est passable.

Lire à voix haute, cela fait un triangle : il y a celui ou celle qui lit ; il y a l’auditoire ; il y a la chose lue.

La personne qui lit peut être une maman, un papa, un tonton sur son canapé avec autour de lui des enfants qui réclament une histoire une histoire ! Astrid Lindgren affirmait en 1957 : « Je me demande si les parents réalisent à quel point la lecture à voix haute est un pur plaisir. Rien ne peut remplacer un livre lorsqu’il permet de partager le rire et les larmes. »

La personne qui lit peut aussi être un comédien, debout sur une scène de théâtre, devant plusieurs centaines d’adultes qui ne scandent pas une histoire une histoire ! mais qui sont dans la même attente.

Elle peut être enfin une comédienne à fleur de peau qui enregistre un roman de 600 pages dans un studio, qui s’empare du récit et en prend un infini soin, seule derrière une vitre qui la sépare de deux personnes silencieuses. 
Être présent à ce qu’on dit

Comment se sent-on, au fait, quand on lit ? Bernhard Engel (Les Livreurs) apporte une réponse très honnête : « C’est un travail. On interprète un texte et on se donne un mal fou pour que le public y prenne plaisir. Le plaisir personnel est secondaire. On prend son pied après, quand le public applaudit. »

D’autres expliquent qu’ils sont avant tout au service de l’auteur, qu’il faut se méfier du cabotinage comme de la peste, suivez mon regard.

Tous et toutes s’accordent à dire qu’il faut ralentir le débit, respirer, penser au sens de chaque mot qui sort de votre bouche, veiller à ce qu’il soit entendu jusqu’à sa dernière syllabe, s’efforcer de visualiser, d’être présent à ce qu’on dit, de ne jamais anticiper.

On lisait jadis à voix haute pour les gens du peuple, qui ne savaient pas lire. C’était le privilège des conteurs, des prêtres. Mais où est l’intérêt en 2024, en France, alors que tout le monde sait plus ou moins lire sans l’aide d’un tiers et qu’il n’y a plus foule dans les églises ? 

Celui qui écoute peut s’abandonner

L’intérêt, quand on est celui qui écoute, c’est d’être dispensé du décryptage. On ne se fatigue pas les yeux, on peut même les fermer, on peut s’abandonner. Ceci à la condition que la lecture soit bien faite. On peut tout de même, en lisant les grands textes à voix haute, éprouver l’enivrante sensation de s’être emparé de quelque chose de puissant, de drôle, d’intelligent, de virtuose dont on a la chance de devenir sinon le médium, au moins l’interprète. Et on s’en trouve grandi, enfin l’espace de quelques minutes.

Il y a par ailleurs dans l’acte de lire à voix haute une forme de militantisme en faveur de la décroissance. Il s’apparente à la marche à pied pour laquelle on n’a besoin que de ses deux jambes. Ici aussi, l’exercice ne nécessite qu’un équipement minimal : un texte, une voix. La grandeur et la beauté de l’instant ne dépendent que de ceux et celles qui le partagent. 

Jean-Claude MOURLEVAT